15 déc. 23
Bistrots, cafés, zincs... Ces postes privilégiés d'observation de la société
Bouchon, gargote, mastroquet, bougnat, boui-boui, bastringue, rade, zinc... Rien que le foisonnement sémantique qui sévit dans l'univers bistrotier révèle à lui seul la diversité et la complexité de ces lieux protéiformes si longtemps au coeur de la vie hexagonale.
De ces espaces en train de s'effacer de notre paysage familier (près de 500 débits de boissons ferment chaque année) mais redevenus, pendant le Covid, avec leur sociabilité et leurs terrasses "le gradient des libertés retrouvées dans le pays", l'historien Laurent Bihl retrace la saga en 800 pages érudites, remplies d'anecdotes et de drôles de rencontres.
Dans Une histoire populaire des bistrots, publié en octobre 2023 aux Editions Nouveau Monde, l'auteur retrace au fil des époques ce que ces postes d'observation privilégiés racontent de l'évolution de notre société. Ce qui frappe en priorité c'est leur caractère hybride: lieux transgressifs mais producteurs de normes, présents dans le monde rural comme dans l'univers urbain, objets d'activités commerciales soumis à règlementations, endroits d'ébriété et de débauche réinventés en salles de bal pour les jeunes de la commune, suppôts d'irrévérence et d'anticléricalisme... réunissant les paroissiens à la sortie de la messe et, dans l'arrière-salle, les réunions du conseil municipal. Et qui, à l'aube du 21ème siècle, abritent l es services publics dont les agents ont déserté les campagnes depuis belle lurette.
Au fil des pages, le lecteur s'immerge dans les moments les plus sombres comme les plus scintillants de l'histoire politique, sociale et culturelle de la France. La vie parisienne qui y triomphe jusqu'à la Première guerre mondiale, des artistes bohèmes y installent leurs pénates (Nerval au Petit-Cénacle, Hugo chez la mère Saguet, Mallarmé au Café Voltaire), les " assommoirs" à la Zola s'y font les fossoyeurs de la vie industrielle, la condition féminine s'y confronte à un nouveau lieu de perdition, les Auvergnats victimes de l'exode rural intérieur en sont les premiers immigrés avant d'être rejoints par les vagues migratoires de la fin de l'empire colonial...
Tout un monde revit, avec son poids de légendes urbaines: Montparnasse et l'aura mythique de ses grandes adresses, la professionnalisation du métier de garçon de café sous le Front populaire, les heures sombres pendant les années noires, le trio Deux Magots, Café de Flore et Brasserie Lipp élevant Saint Germain des Prés au rang de vitrine française connue du monde entier... Et le commencement de la fin à partir de l'après-guerre.
Lieux de sociabilité, les débits de boisson ont surtout et d'abord été des lieux d'ébriété, des "agents centraux d'un alcoolisme de masse". Comme le souligne Pascal Ory dans sa préface, les cafés peuvent "dans une ville de province standard, être présents en moyenne deux à trois fois par rue et représenter dans les quartiers prolétariens jusqu'à 50 % du total de tous les commerces."
De 500.000 en 1938, les cafés ne sont plus que 34.880 en 2020. Les courbes de l'alcoolisme ont suivi cette décrue... mais pas dans les mêmes proportions. " Depuis la nuit des temps, le bistrot a été vilipendé par les élites morales et surveillé par les autorités politiquessouvent à raison . L'Eglise, la bourgeoisie et la médecine ont multiplié les attaques -", précise Laurent Bihl.
Dans le monde d'avant, tout le monde allait au café. Démocratisation de la politique et avénement de la République semblaient directement corrélées avec les discussions de comptoir et autres débats d'arrière-salles. Y aurait-il un lien de cause à effet, Les Français d'aujourd'hui ne fréquentent plus les bars, lesquels ne font plus fonction d'écoles informelles de la politique. Les électeurs quant à eux désertent les urnes. les bistrots ne jouant plus le rôle que leur attribuait Balzac de "réceptacle naturel de la parole collective de ceux qu'on n'écoute pas" ?
Une histoire populaire des bistrots, Laurent Bihl, Editions Nouveau Monde